-Le récit de mon emprisonnement à Zurich
Partie 1: Jeudi 7 octobre 2021
Tout début octobre, j’entends dire que le mouvement Extinction Rébellion (XR) prévoit une occupation non-violente du territoire en ville de Zurich. Je sens que ma place est là-bas, je le dis à mon mari qui me soutient totalement dans mon projet. Le jeudi matin 7 octobre, je prends le train depuis Fleurier et arrive à Zurich vers midi.
Vers 12h30, j’apprends deux choses sur le site de XR:
1- Toute l’équipe des militant-es de XR s’est repliée en banlieue de Zurich pour récupérer, et refaire le matériel (drapeaux, banderoles) qui avaient été confisqué les jours précédents
2- Sur Zurich, il y a le projet de trois femmes “Drei mutige Frauen” qui vont occuper le territoire à la Bahnhofstrasse.
Ne trouvant pas les renseignements précis pour me rendre en banlieue, je choisis de rester vers la Bahnhofstrasse afin de voir si je peux soutenir et applaudir ces trois femmes. Je n’avais pas du tout encore décidé de m’asseoir avec elles. Je tombe sur un stand XR. Là, un jeune homme a téléphoné à une autre personne de XR pour savoir si je pouvais me joindre à ces trois femmes. Cette personne me dit que c’est un peu tard car tout était préparé, mais que je suis libre de décider. Il m’indique où cela va se faire et je réponds que je ne suis pas sûre de m’asseoir, peut-être juste regarder, soutenir par ma présence, applaudir. Je me dis: “Frédérique, reste quand même prudente, hein…”
L’action
Je me dirige vers le point prévu. Pas mal de voitures de police, soit à l’arrêt soit parcourant les rues principales. J’attends environ 30 mn, m’achète des marrons chauds et des amandes grillées hors de prix, pour jouer la touriste qui profite du soleil, et tout d’un coup je vois arriver ces trois femmes. Elles marchent, l’air tendu et inquiet, mais aussi d’allure royale, avec leurs pancartes accrochées autour du cou, qui masquent tout leur thorax.
Je les applaudis, fort, longtemps, je suis la seule à applaudir. Elles me regardent, yeux expressifs, entre crainte et reconnaissance, des regards forts. Je les suis sur vingt, trente mètres. Elles s’assoient sur un passage piéton (Uraniastrasse). Là, ma tête cesse de fonctionner, je ne réfléchis plus, et m’assieds derrière; je me dis : “Ne panique pas, Frédérique, tu es là pour une bonne raison, cela fait des années que tu désires dire ta colère, alors maintenant tu y es, vas-y, reste déterminée mais calme.”
Oui, je me dis tout ça en 10 secondes!
Depuis trente ans j’ai eu le temps de voir les spécialistes et les scientifiques faire des congrès et des COP numérotées, faire des bilans de plus en plus alarmants à propos du climat. J’ai vu les “décideurs” ne prendre que d’aimables mesurettes, bla bla bla… Ma colère a eu le temps de monter pendant toutes ces années.
Trois policiers s’occupent d’abord de transporter la première femme sur le trottoir. Elle fond en larmes et crie quelque chose que je ne comprends pas. Ils la couchent par terre, elle se retrouve donc allongée de tout son long sur le dos, devant des gens, devant les banques, et les policiers veillent, mais est-ce possible?
Ensuite, si je me souviens bien, les policiers emportent une deuxième femme, plus jeune, cheveux bruns, qui est-elle? Des gens viennent me questionner, me demandent ce que je fais là, j’essaie de répondre, mais je m’emmêle, je suis assez incapable de bouger mon cerveau, je dis juste “Ich muss da sein, ich bin Mutter und GrossMutter” (“Je dois être ici, je suis une mère, une grand-mère”), au moins ça. J’ai deux enfants, de 22 et 32 ans, et deux petits-enfants. Je suis très déterminée, car ma colère est grande, mais je sens que le stress monte.
Je suis la troisième personne interpellée, je crois. Ils me demandent d’abord calmement de quitter les lieux et je réponds que je vais rester là, sans animosité. Trois policiers me prennent alors par les bras et les jambes pour me transporter (sans me faire mal) à une trentaine de mètres. Je fais connaissance de très près, physiquement, avec les corps de police, et avec le tissu des uniformes. Je me souviendrai longtemps du frottement de ces tissus (d’excellente qualité d’ailleurs). Ce souvenir me donnera la chair de poule les jours qui suivront. Sur le moment, je me dis que c’est intéressant, ce que je suis en train de vivre, mais quand même, je suis bouleversée par ce qui est en train de se passer.
Les agents discutent entre eux en me portant: “On ne va pas la transporter par toute la ville ou quoi? C’est loin!” On dirait qu’ils parlent d’un sac, ou bien est-ce moi qui interprète cela ainsi? Je ne sais pas.
Des caméramen filment, des photographes photographient, des passant-es nous filment aussi, ou nous regardent passer. Certain-es applaudissent. C’est le moment médiatique. Les quarante-huit prochaines heures se dérouleront quant à elles hors caméra.
Partie 2: “Il y a urgence. URGENCE!”
Les policiers me font asseoir sur une petite place, contre une colonne en pierre.
Devant le Crédit Suisse, je crois.
Les deux autres femmes sont déjà là. On ne sait encore rien les unes des autres. Ensuite des policiers apportent la quatrième femme. Jeune. Jeune comme c’est pas permis. Dire que les jeunes en sont maintenant à sécher des cours à l’uni pour venir manifester et se faire arrêter, j’y crois pas. Moi au moins je suis “vieille” (guillemets importants, merci).
Ils nous demandent nos cartes d’identité. Je la donne.
Je sors ma petite pancarte:
« Il y a urgence. URGENCE ! »
Je l’avais écrite le soir d’avant.
Les textes des trois autres pancartes sont les mêmes, en français, allemand et italien:
Arrêtée parce que je m’inquiète.
Verhaftet weil ich mir Sorgen mache.
Arrestata perchè ho paura.
Assises au sol, nous pouvons parler entre nous. Nous faisons connaissance. Ma voisine directe s’appelle Marie, et c’est incroyable, cette proximité absolue. C’est comme si je revoyais une amie, alors que je ne la connais pas !?!
Marie me donne des indications importantes car je n’étais pas allée au briefing. Elle me conseille d’éteindre mon téléphone portable, m’explique que j’aurai un interrogatoire, ce que je devrai donner comme informations sur moi, et ce que je peux refuser de donner, en disant “je n’ai rien à déclarer”. Elle me dit aussi qu’on va me faire une fouille à nu, mais que je peux demander de me rhabiller en haut avant de me dénuder en bas. Enfin, elle me transmet un numéro de téléphone de quelqu’un de XR qu’elle a écrit sur son avant-bras; je tente de le mémoriser du mieux possible.
Si j’étais allée au briefing de préparation de XR, j’aurais su tout cela, et j’aurais été mieux armée, non, mieux outillée, pour gérer cette situation. Je conseille donc à toute personne qui veut rejoindre XR pour des actions non-violentes de désobéissance civile d’aller à ces briefing d’infos, ils sont importants. La prochaine fois, j’y irai.
Les policiers nous demandent de nous lever pour aller vers le fourgon, camionnette gris métal, sans fenêtre, avec des séparations et des grillages à l’intérieur. Ainsi nous pouvons nous entendre mais presque pas nous voir.
Ils me prennent en premier et me portent dans ce véhicule bas de plafond (on ne peut pas tenir debout). Des gens applaudissent. Peu après ils apportent Marie, en pleurs. Moi je pleurerai plus tard, et comment, mais dans la rue, à aucun moment les larmes ne me sont montées. J’étais quasi sereine. Cela faisait tellement d’années que je rêvais d’exprimer ma colère!
Ils confisquent toutes nos affaires et les étiquettent.
Sans savoir si c’est une bonne idée ou pas, je vais prétendre tout l’après-midi que je ne parle ni allemand ni suisse-allemand. J’ai besoin de temps, et les traductions me donnent parfois de précieuses secondes pour mettre en ordre mes pensées.
Mon sac en cuir est placé dans un sac transparent. Les gestes sont pros, méthodiques, calmes, le travail structuré, cela fait un peu froid dans le dos rétrospectivement. Pas d’agressivité avec nous, ils ont été super bien entraînés, les supérieurs avaient dû mesurer l’ampleur de la tâche, il y a de la préparation en amont. Sommes-nous les grains de sable qui risquent de gripper la grande machinerie? En tous cas, ils se donnent les moyens de réduire ces grains de sable à l’impuissance, on dirait.
Là, Marie m’informe encore de beaucoup de détails utiles. Les deux autres jeunes femmes sont arrivées. Fermeture de la porte. Je crie “on est ensemble” à ces trois jeunes femmes dont deux que je ne vois même pas. Ensemble. Je dis “ensemble” à des inconnues, dans un rapport de proximité intense. C’est fou. Je commence à perdre de ma sérénité.
Après cinq minutes de route, arrivée devant la prison. Ils tentent un parcage en créneau, mais sous l’oeil des gens de XR qui sont là, (car ils-elles sont là, merci XR, c’est énorme de le sentir!), le conducteur loupe son créneau et on repart. Virages, on entre dans une cour intérieure, sans personne pour observer la manœuvre de parcage.
On nous fait sortir une à une, et, dans un premier corridor, on dépose nos affaires. On nous conduit dans un vieux sous-sol où on se retrouve à deux. C’est vétuste. Je fais la connaissance d’Ephyra, si décidée, du haut de ses 23 ans. Si jeune et déjà fichée. Si jeune et déjà un casier judiciaire. J’en crierais de rage. Notre société est devenue impensable ou quoi?
On se parle quelques minutes. On parle vite, précisément, on sent bien que ces moments ne se prolongeront pas.
Les agents amènent Marie; ils veulent ouvrir le gros portail … ils n’y arrivent pas, c’est assez comique en fait, la serrure coince tellement qu’ils n’arrivent pas à l’actionner pour incarcérer Marie avec nous!
Puis un agent écrit un numéro sur le dos de nos mains, au feutre. J’ai le 303.
Bizarrement, cela me fait penser à la marque de voiture Peugeot, quand j’étais jeune, il y avait la 404. C’est drôle où l’esprit s’égare, en plein cœur de l’action.
Nous sommes ensuite appelées par nos numéros.
Partie 3 : L’interrogatoire
Deux nouveaux policiers viennent me chercher, je fais connaissance avec mon binôme: le “chef”, un policier très musclé aux yeux verts, regard dur; l’autre plus grand, plus âgé, légèrement bedonnant, yeux bleus, regard moins dur; je mettrai des semaines à oublier le chef musclé avec son regard perçant.
Je retrouve mes sacs. On monte, couloirs, escaliers, couloirs, je commence à sentir la fatigue; nous arrivons dans un bureau pour prendre les empreintes digitales. J’ai refusé. Ils sont irrités et disent qu’« on discute pas maintenant», en suisse-allemand. On arrive ensuite à un autre étage; on m’enferme dans un espace clos sans fenêtre avec un banc en béton. On me dit d’attendre, cela prend du temps.
Je fais des exercices pour me calmer.
Je me dis qu’il va falloir tenir et rester calme, j’ai l’impression que je comprends de moins en moins ce qui m’arrive. Où est passée ma sérénité de tout à l’heure? Ici, finies les caméras, les photographes, les journalistes.
Vient une femme pour me dire de me déshabiller. Je demande si c’est un “moitié-moitié” elle me dit oui, aimablement. On me dit qu’immédiatement après j’irai à un interrogatoire. Je demande si je pourrai me rhabiller à temps, la femme ne comprend pas, moi non plus, et on demande une traductrice. Attente d’une demi-heure. Ma question les a fait rire, et j’en ris aussi, rétrospectivement, mais sur le moment, je suis dans la crainte, et je veux me défendre. Elles me disent que la police n’est pas inhumaine, avec un sourire franc et chaleureux. Fouille haut, puis fouille bas, on me dispense d’enlever le slip et les chaussettes, on me précise bien que c’est une exception. Il faut donner la ceinture et l’alliance – grosse émotion!
Je demande d’aller aux toilettes, ce qui m’est accordé, et je bois longuement au robinet.
Ensuite re-attente, re-exercices pour me centrer, pour rassembler mes idées.
Mon binôme vient me chercher pour l’interrogatoire : je suis en chaussettes, sans ceinture, sans alliance, je me dis que je dois tenir.
Je décline mes noms de famille, prénom, date de naissance et adresse exacte. Celui qui mène l’interrogatoire, le chef musclé aux yeux verts me pose ensuite nombre de questions, et là je ne réponds pas, pour toutes sortes de questions je dis « je n’ai rien à déclarer ».
La traductrice me parle d’un crime que j’aurais commis. Je réagis au mot crime, et demande lequel j’ai commis. Ils me parlent de contrainte. Bon je veux bien. Après un temps de recherche, la traductrice trouve le mot délit, et opte pour ce mot.
Je dis plusieurs fois “on m’a dit que…” , “je crois savoir que …".
Alors le chef me dit « Madame est-ce que vous faites toujours ce qu’on vous dit ? Est-ce que vous ne pouvez pas penser par vous-même ?». Il ignore que je suis venue de mon propre chef à Zurich, que personne ne me connaît dans XR, que l’idée de venir à Zurich est née dans ma tête à moi, mais je ne dis rien. Son regard est extrêmement insistant. C’est comme s’il voulait me faire peur. Mais je soutiens son regard. La tension monte.
Ne pas bien connaître le langage juridique me désécurise, cela me stresse.
La traductrice parle à toute vitesse.
C’est un interrogatoire pénible, qui prend beaucoup de temps, env. 55 mn.
J’ai l’impression qu’ils font tout pour me dissuader de revenir un jour sur le territoire zurichois.
Le policier me dit de le regarder dans les yeux quand je pose une question, et de ne pas m’adresser à la traductrice. Ils me demandent de signer, ce que je ne fais pas. L’interrogateur est assez énervé. Ils me font ensuite signer un papier en allemand, pour photo, empreinte digitale et ADN. Je dis que je ne veux pas de test ADN, il répond en élevant la voix: « vous êtes à la police ici, madame » (toujours en allemand). La traductrice ne traduit pas tout. Je n’ai pas signé ce papier. Ambiance de plus en plus tendue. Enfin cela se termine.
Je demande quelque chose à manger, l’autre policier qui avait fouillé mon sac dit que j’ai bien assez dans mon sac, et je reçois effectivement mes propres biscuits, que j’avais en réserve. J’en offre à chacun-e, mais tout le monde refuse, l’œil étonné.
Je mange et je reçois un verre d’eau. Je suis reconnaissante. C’est une petite pause bienvenue.
Je dis que j’aimerais téléphoner, le chef me répond “non”. Je dis que je crois savoir que j’en ai le droit. Il me répond en allemand « non ». Je dis que j’ai un enterrement demain et que j’aimerais avertir de mon éventuelle absence. Il me répond en élevant de nouveau le ton : « Vous étiez au courant des risques encourus, non? Il faut assumer, Madame ». Il est fâché, je le vois. Je lui réponds que j’assume parfaitement ce que j’ai fait, mais que j’aimerais juste prévenir les gens. Son collègue bedonnant intervient pour la première fois et dit « je crois savoir qu’elle a le droit de téléphoner ». L’autre répond, « en tout cas pas avec moi ». La traductrice ne traduit plus; cet échange, comme d’autres, ne sera pas consigné.
Quelqu’un compose le numéro, je suis sur haut-parleur. Je tombe sur le répondeur de mon mari, déception, je laisse un message donnant les informations, et le numéro de téléphone d’une personne de XR … mémorisé dans le fourgon.
La traductrice s’impatiente visiblement si je pose de nouvelles questions.
Je refuse de signer l’interrogatoire, qu’ils avaient relu entièrement et traduit.
PARTIE 4 : Le passage au département forensique
Après je peux remettre mes chaussures, mon binôme me transfère au département forensique, photo debout assise, face, profil, mesures, empreintes digitales, la tranche des mains, la paume, les doigts. Je me laisse faire. C’est comme dans les films. Je me demande si ce sera une bonne ou une affreuse photo de moi. Le policier, aimable, dit: “on va vous prélever l’ADN”, je dis que je ne veux pas. Il dit “c’est obligatoire, c’est la police, ici, c’est un examen qui se fait comme ça”. Ce policier-là ne se fâche pas et reste malgré tout presque bienveillant avec moi.
Il me dit que j’ai le droit d’écrire à Berne au département de Justice et Police pour demander si véritablement au bout de 90 jours ces données seraient effacées. Je prends note de cette info, sur un de leur papier. Finalement je cède et j’accepte, je suis plus que lasse, et le policier met un bâtonnet ouaté dans ma bouche, intérieur de la joue, droite, gauche. Attente dans un petit cagibi. Il ne faut pas être claustrophobe.
Puis transport des affaires dans un autre bâtiment. Mon binôme retrouvé me porte mes affaires. Ils pensent en avoir plus vite fini avec moi, c’est en tout cas ce qu’ils se disent entre eux, en suisse-allemand. Il doit être vers les 18h .
L’écriture sur le trottoir
Long escalier, souterrains, bâtiment de la prison, en passant brièvement par l’extérieur.
Devant deux portes, sur le trottoir, je remarque une écriture à la craie au sol. Des mots d’encouragement de la part de XR! Je ralentis et lis avidement.
Je pense “Messieurs les policiers, maintenant, permettez, j’ai reçu du courrier par le trottoir, c’est moi qui décide du tempo, là, je vais prendre le temps de lire mon courrier”, et bizarrement, muettement, ils tolèrent que nous ralentissions. Cela est extrêmement réconfortant pour moi, comme une bouffée d’oxygène. Merci, XR.
Dans le dernier couloir avant la division carcérale, ils me disent au revoir, je demande le nom de l’enquêteur, ils m’ont donné leurs noms. Je dis au revoir. Je les regarde dans les yeux. Ils ne m’auront pas vue m’écrouler. Au moins ça.
Contrôle de mes affaires, dont je dois signer la liste.
En prison
Avec mes gardien-nes un homme et une femme, on passe les grilles, j’entre dans la prison. Comme dans les films. Sauf que c’est ma vie. Je pense à mes proches.
Le premier gardien est sympathique (les suivant-es le seront moins). Il me demande si j’ai faim. Ils étaient en train de débarrasser le souper, mais il me sert plein de choses, assez bonnes, je les mange toutes dans un nouveau cagibi. Chaque porte est systématiquement fermée à clé après moi.
Je décide de manger tout ce que l’on va me proposer. J’aurai besoin de mes forces, ce n’est pas le moment de faire un régime!
Ensuite, on monte trois étages pour gagner ma cellule, je ne sais absolument pas ce que sont devenues les 3 autres. Je fais connaissance avec ce lieu et la gardienne m’apporte un drap et une couverture (vraiment propres) + un linge de cuisine pour les mains et la toilette + une brosse à dent avec un échantillon de dentifrice (suisse).
Je savais que je pouvais demander du papier et un crayon. Je teste la sonnette, et le gardien sympa du souper répond favorablement à ma demande, me faisant même librement circuler à sa suite sur ce 3ème étage, jusqu’à l’armoire-bibliothèque! Semi-liberté momentanée!?! Là, il me propose des revues, la bible, et une couverture supplémentaire. J’accepte tout. Je demande même s’ils ont le coran. Je réaliserai plus tard que c’était peut-être imprudent de demander cela.
Retour en cellule.
Je m’installe.
Je suis grand-mère, et je prépare ma couche dans une prison, une vraie, à Zurich, car j’ai exprimé mon désir que l’on prenne la question climatique au sérieux, et vite, et je n’arrive pas à croire que c’est à moi que cela arrive. Sentiment de planer douloureusement dans une fiction.
Durant la nuit j’entends des cris d’hommes et de femmes qui ont l’air désespérés ou très fâchés et de nombreuses sirènes. Je dors quand même quelques heures.
Partie 5 - La promenade
Vendredi 8 octobre (anniversaire de mon fils cadet)
Une promenade facultative est proposée. Je m’y inscris. Je rencontre les autres prisonnières: je retrouve Marie et Anne-Sarah de XR, ainsi qu’une femme inconnue: on nous réunit au rez-de-chaussée et avant de sortir du bâtiment, nous sommes menottées par deux. Marie et Anne-Sarah sont ensemble, je les envie. Je suis menottée avec la dame inconnue, main gauche, main droite. Accompagnées d’une personne devant et une derrière, cortège improbable dans le froid matin brouillardeux, nous faisons septante mètres à pied pour arriver dans une cour intérieure.
Une fois enfermées derrière un portail, on nous enlève les menottes. On nous a prêté des vestes car il fait froid. Nous avons une heure à nous dans cette cour totalement grillagée, ciel compris, sans un brin de verdure. Les retrouvailles sont intenses.
Entre pleurs et rires, j’exprime ma difficulté d’être seule dans ma cellule. Nous débriefons très rapidement pour échanger un maximum d’éléments. Chaque minute compte, nous le sentons. L’absence de la quatrième de XR, Ephyra, nous préoccupe. Nous parlons d’elle. Nous parlons de nous, nous faisons connaissance. Bien que nous soyons déjà proches, amies et solidaires, nous ne nous connaissons pas encore. Paradoxe généreux!
La marche nous fait du bien, même si toutes nos pantoufles sont bien trop grandes pour nos pieds. J’envoie des regards encourageants à la femme inconnue, qui me dit parler espagnol. Pourquoi est-elle là? Qu’a-t-elle fait? Nous chantons. Le temps passe bien sûr très vite.
Menottage au retour.
La vie en cellule
Pas d’autre sortie de la cellule de la journée et de la nuit. Je mesure à quel point la promenade a été capitale. Le repas de midi est servi à 10h30.
Je m’occupe. Dessin, danse, yoga, récitation à haute voix de nombreux textes par cœur (quel bonheur d’être comédienne! C’est ma richesse).
Détail technique: les wc sont juste devant la porte, donc j’ai peur qu’un gardien n’ouvre la porte lorsque je suis sur les toilettes, mais iels frappent toujours et attendent une milliseconde avant d‘entrer (iels toquent très fort, bruit de clé sur le cadre métallique, je sursaute à chaque fois).
Vers 14h30, j’écris une lettre à une amie pour lui expliquer mon absence à la cérémonie d’enterrement de sa maman; je la lui posterai dans quelques jours. C’est un lien avec l’extérieur.
J’écris aussi une lettre à mon fils cadet qui fête aujourd’hui ses 22 ans. Emotion!
J’espérais avoir un rdv avec le procureur dans l’après-midi, comme on nous l’a annoncé, et la déception est intense lorsque je vois le souper arriver. Je m’effondre et pleure amèrement. Je savais que je devais envisager de tenir 48h, jusqu’au samedi, mais je découvre que secrètement, farouchement, j’espérais fondamentalement sortir ce vendredi.
Je décide au travers de mon désarroi sévère que non, “ils” ne m’auront pas complètement, “ils” ne réussiront pas à me mettre à terre, et je relève le nez, me mouche. D’accord, la déception est forte, pleurer m’a fait du bien mais je VEUX me reprendre, presque par fierté, provocation, car je refuse qu’ils réussissent à me faire m’écrouler.
Donc je retrouve le fil des événements: les heures, les minutes à traverser, les idées noires à rejeter, les belles choses à évoquer, tout est utilisable, tout, j’essaie tout pour ne pas craquer. Et ça marche, je vais tenir! Encore des textes récités à haute voix, du dessin, du yoga. La radio contribue à adoucir certains moments (classique et pop).
Je dessine la fenêtre haut-perchée, avec la grille épaisse, le bâtiment est vraiment ancien. Comme les programmes de la radio n’indiquent pas l’heure, je ne sais jamais quelle heure il est. J’essaie d’évaluer, je me dis que c’est intéressant à tester, je cherche mon horloge intérieure.
Deuxième nuit difficile, cauchemars, inquiétudes, comment vont réagir mes proches? Mes enfants me soutiendront-ils ou prendront-ils distance d’avec mon geste? Ma mère, 94 ans, comprendra-t-elle? Qui pense à moi maintenant? Les heures et les minutes font des détours par je ne sais où.
Samedi 9 octobre
Le soulagement est grand quand on nous apporte le petit déjeuner à 6h30. Cela veut dire que j’ai tenu!
Partie 6: La sortie
La promenade s’est déroulée comme celle du vendredi avec un grand plus: la présence d’Ephyra! Nous sommes menottées cette fois main gauche-main gauche, ce qui signifie que pour avancer une personne doit marcher à quasi reculons, ou alors avoir le bras tordu : ce qui me fait mal au poignet. Et comme nous étions cinq, il y a eu trois personnes ensemble qui ont fait … comme elles pouvaient ! Cortège improbable, a-normal.
En tous cas, ils auront vraiment sorti le grand jeu, ici. Tout ça pour nous effrayer assez, nous bouleverser assez, nous marquer assez, afin que nous ne refassions jamais cela dans la cité zurichoise. Jamais?
Dans la cour, libérées de nos menottes, nous échangeons à nouveau, résumés précis, rapides, intenses, et ensuite nous avons chanté ! Férocement, joyeusement chanté, et ces chants ont traversé les grillages du haut. Quel bien! Nous sommes rassérénées. Et cela passe trop vite, bien sûr.
Retour en cellule, menottage à nouveau croisé. Il doit être env. 08h45.
Avec le crayon qu’on m’a donné, je fais un petit graffiti sur le cadre de la fenêtre : justice pour le climat.
Un geste courageux? Un détail? Un délit? J’ai bientôt 66 ans et je réagis comme une gamine en faute.
Sortir!
Vers 10h30, une gardienne vient me dire qu’elle a une bonne et une mauvaise nouvelle pour moi. J’ai de la peine à envisager réagir à cet humour sommaire. Je me tiens au lavabo, qu’est-ce qui va encore advenir? La mauvaise, dit-elle, est que je ne vais pas avoir de rdv avec le procureur, la bonne, c’est que je suis libérée.
Ma tête fonctionne de nouveau au ralenti. Vais-je vraiment être libérée, ou bien est-ce un mauvais gag? Y aura-t-il un retour en arrière? Je n’ose pas y croire.
La gardienne m’indique tous les gestes à faire pour ranger ma cellule. J’obéis comme une enfant.
Je suis férocement impatiente de sortir.
Pendant les jours qui vont suivre, je me demanderai souvent s’ils avaient vraiment envisagé de nous faire rencontrer ce fameux procureur … ou même pas?!
De toutes manières, un samedi matin, ça travaille à la prison, un procureur? Je ne sais pas.
Je dois signer un papier selon lequel j’ai reçu les notes du procureur. Un “Strafbefehl”. Mon vocabulaire allemand s’agrandit.
Je peux enfin enlever ces pantoufles et remettre mes chaussures.
Je ne sais pas ce que les autres vivent: sont-elles déjà dehors? J’apprendrai qu’elles sont sorties deux heures après moi. Privilège de l’âge?!
Nous descendons les trois étages, passons les grilles, bruits de clés, on me rend mes affaires.
Beaucoup d’émotion en remettant mon alliance.
Je remercie la gardienne, en lui disant au revoir, d’avoir été aimable avec moi. Je ne suis pas sûre qu’elle voie ce que je veux dire. Nous nous sommes dit « au revoir » en riant vu l’absurdité du terme ! “Auf Wiedersehen. Wieder? Nein!” C’est bien ce qu’ils ont cherché, non? Que je n’y revienne jamais. Chat échaudé …
On m’accompagne jusqu’à une porte, j’ai vu une brochure d’information sur la police zurichoise, j’ai demandé si je pouvais le prendre, cela l’a étonnée, elle a ouvert la dernière porte et je suis sortie.
Comme dans les films.
La porte qui s’ouvre, les bruits de clés, les tous premiers pas en liberté, mais intérieurement, je suis restée libre, ça je le sais.
J’ai eu un regard pour derrière moi, et je me suis ensuite dirigée vers l’endroit qu’on m’avait désigné pour retrouver les gens de XR.
L’accueil des gens de XR
Elles m’attendent, là! C’est fou. Elles m’accueillent en m’applaudissant, m’offrant du café et un croissant. Elles sont quatre, dont plusieurs romandes.
Je suis très émue, reconnaissante.
Une jeune femme nommée Sélina m’a ensuite accompagnée dans un appartement tenu par un jeune couple qui l’avait mis à disposition de XR. J’ai pu débriefer durant environ une heure avec cette jeune femme très empathique et fort adéquate. Elle m’a vu pleurer, encore, puis raconter, puis boucler mon premier récit, et presque sourire, et c’est vraiment important d’avoir pu débriefer comme cela, merci encore, XR!
Je me suis demandé si elle aussi, elle allait pouvoir débriefer à son tour?
Elle a dû ensuite partir et je suis restée seule un moment.
Je ne savais pas quoi faire, n’arrivant pas à me reposer. Les gens de l’appartement étaient à la fois discrets et très bienveillants, merci à eux. J’ai décidé de ne pas prendre de douche pour me rendre rapidement à la gare car je craignais de me faire ré-arrêter, vu que j’avais l’interdiction formelle de périmètre zurichois. En repassant devant le bâtiment de la police, il y avait un policier debout, j’ai hésité à rebrousser chemin, mais finalement j’ai mis mon capuchon + un masque et j’ai passé devant lui le regard au sol! Ensuite quelqu’un de XR m’a accompagnée à la gare.
J’ai repris le train pour Fleurier. Dans le train j’ai somnolé, j’étais un peu hébétée.
Mon mari m’attendait à la gare de Fleurier avec un bouquet de fleurs et nous nous sommes étreints longuement devant les zonards de la gare étonnés.
Après ces deux jours, j’ai constaté à maintes reprises que l’organisation de XR était excellente et très adéquate; ils ont aussi soutenu mon mari, encore merci.
Je m’en remettrai.
Voici les 3 femmes courageuses que j’ai eu le bonheur de rejoindre au coin de la Bahnhofstrasse et de la Uraniastrasse, à Zurich, le jour où j’ai décidé de montrer que j’en avais assez des bla bla bla et de la lenteur des autorités:
- Marie de Monthey (VS), 37 à 40 ans, 2 enfants, radiologue
- Anne-Sarah, 27 ans, de Bienne, physiothérapeute bilingue
- Ephyra (pseudo), Alexia, 23 ans, trilingue (?), études en sciences de l’environnement (?)
Nous allons souper ensemble la semaine prochaine. C’est peu dire que je me réjouis.
Fleurier, début novembre 2021